C’est une question qui revient souvent sur la Colombie : pourquoi ce pays semble-t-il figé dans une guerre civile qui dure depuis plusieurs décennies ? Pourquoi un mouvement populaire et démocratique n’est-il pas parvenu à infléchir le cours de l’histoire politique comme dans tant d’autres pays d’Amérique latine, que ce soit de manière durable ou pas, par les armes ou par les urnes… En Colombie, la situation semble bloquée. Pour comprendre ce blocage, il est important d’avoir un bon aperçu de la configuration des rapports de classes dans ce pays. C’est ce que nous vous proposons ici, en préambule à notre dossier consacré à la Colombie.
En 2010, pour un total de 46 millions d’habitants, la Colombie compte 18,5 millions d’ouvriers et de travailleurs. Ils sont répartis comme suit dans les différents secteurs : 9 millions de travailleurs dans le tertiaire (services, banques, commerces), 4,5 millions dans le secteur industriel-manufacturier et 5 millions dans le secteur primaire (agriculture, pêche, bétail, exploitation minière).
Il est important de tenir compte du fait qu’en Colombie, 57% de ces ouvriers et travailleurs, soit 10 millions de personnes, travaillent dans des conditions précaires et de sous-emploi. A ceux-là s’ajoutent les 4 millions de chômeurs.
Bien qu’ils représentent la majorité de la population - face à 800.000 personnes issues de la grande bourgeoisie et des propriétaires fonciers - la classe ouvrière, les travailleurs et le peuple en général, ont souffert d’un processus de désarticulation. Leurs organisations et leurs luttes n’ont pas pu freiner les impacts du néolibéralisme. Elles n’ont pas pu construire un projet national révolutionnaire qui soit capable, dans des conditions objectives et subjectives, d’arriver au pouvoir.
Par exemple, sur les 8 millions de travailleurs du secteur formel, seuls 810.000 sont syndiqués. Ca s’explique notamment par la précarisation du travail et d’autres facteurs liés aux contrats qui tendent à réduire les coûts de la main d’œuvre. De plus, les assassinats systématiques, la répression exercée pendant le processus de fascisation, la législation du travail et la terreur ont produit une diminution des conventions collectives. Actuellement, parmi les ouvriers, seuls 124.000 sont syndiqués. Ca représente moins de 2% de la classe ouvrière. On doit encore ajouter à ce sombre constat la criminalisation des syndicats, la législation anti-grève et l’anti-syndicalisme présent dans la société colombienne.
Dans ces conditions, de nouvelles tendances réformistes et social-démocrates ont émergé au sein du mouvement ouvrier et syndical. Elles considèrent que le mouvement doit soutenir le régime de Santos car sa présidence est vue comme un « repos démocratique », après huit années de fascisme sous Alvaro Uribe. Ce courant se caractérise par le clientélisme et l’anti-démocratie syndicale en utilisant des postes dans l’appareil syndical comme des privilèges personnels et en limitant la lutte des ouvriers et des travailleurs au terrain strictement corporatif. De fait, ce nouveau courant empêche les masses d’entrevoir un projet politique et sociétal alternatif au modèle néolibéral.
Pour le reste du peuple colombien, les conditions sociales sont également précaires. Selon l’indice GINI des inégalités qui frôle les 0.6, la société colombienne est l’une des sociétés les plus excluantes. 20 millions de Colombiens vivent dans la pauvreté et 8 dans l’indigence. Les femmes et les jeunes sont les plus touchés.
Les femmes subissent différentes formes de violence et d’exclusion : violences sexuelles et assassinats de la part de l’armée, la police et les paramilitaires ; déplacements forcés ; chômage, emplois précaires…
Pour leur part, les jeunes qui représentent près de 25% de la population, soit 12 millions de personnes, subissent chômage, stigmatisation, difficulté d’accès aux études moyennes et supérieures…
Autres victimes : les paysans et les indigènes qui affrontent non seulement les propriétaires fonciers et l’Etat, mais aussi les monopoles impérialistes qui accaparent l’usufruit en s’appropriant des terres pour développer des mégaprojets agro-industriels miniers et énergétiques.
Cette situation a entraîné ces dernières années un accroissement des organisations de lutte regroupant femmes et jeunes contre les implications du modèle néolibéral et le processus de fascisation. Des luttes contre la violence de genre, la faim, pour l’emploi et l’éducation.
Après trois décennies de fascisation et de désarticulation, de nouvelles formes d’organisations politiques et sociales ont vu le jour pour construire un nouveau projet national révolutionnaire. Par exemple, le Congrès des Peuples et le Cabildo Patriotico por la Independencia, qui entre juillet et octobre 2010 ont convoqué des milliers de Colombiens, ont installé des formes d’organisation et d’articulation originales au niveau national et régional confluant avec d’autres secteurs dans la Coordination des Organisations et Mouvements Sociaux de Colombie.
Ce sont des expressions populaires caractérisées par une diversité de pensées et de positions. Elles cherchent à ouvrir des scénarios de participation sociale dans un processus complexe, elles cherchent à surmonter le sectarisme et l’hégémonisme. Pour finalement ouvrir des possibilités de constituer un front unique capable de faire face à l’impérialisme, de faire reculer le fascisme et de faire avancer la démocratie populaire et le socialisme.
Ces mouvements doivent cependant affronter le danger de cooptation du gouvernement de Santos. Il faut au contraire, face à ce gouvernement, adopter une attitude ferme de défense des intérêts du peuple.
La lutte des classes pendant ces 30 dernières années en Colombie
Pendant les trois dernières décennies, la société et la lutte des classes en Colombie ont été marquées par la contradiction existant entre d’une part l'impérialisme, principalement nord-américain, et les classes dominantes, et d’autre part la nation et le peuple colombien. Dans ce contexte, les forces réactionnaires ont développé un processus de fascisation de l'État et de la société en imposant dans de vastes secteurs de la population, outre des structures politiques antidémocratiques, une idéologie fasciste. Ce processus de fascisation a atteint son sommet sous la présidence de Álvaro Uribe Vélez (2002 - 2010). Pendant ces trois dernières décennies, et principalement sous les gouvernements d’Uribe, le pays a traversé une grave crise humanitaire, résultat du déplacement de 4 millions de paysans vers les villes, créant une base immense de semi-prolétaires.
Parallèlement à la fascisation, un modèle économique néolibéral a été imposé. Il a approfondi le néo-colonialisme et sapé profondément la souveraineté nationale en cédant des grandes richesses et des forces de production aux méga-monopoles impérialistes et à une poignée de groupes monopolistiques créoles principalement centrés sur des activités financières spéculatives et des activités minières et énergétiques.
De son côté, le peuple a connu pendant ces trente années un repli politique, suite à la guerre et à la répression. Ce repli a été marqué par un affaiblissement des organisations populaires et des projets politiques révolutionnaires : certains ont capitulé devant le fascisme ou se sont tournés vers des politiques réformistes et sociale-démocrates.
À partir de 2010, le président Juan Manuel Santos, légitime représentant de la grande bourgeoisie pro-impérialiste, a proposé un gouvernement néolibéral d'unité nationale qui poursuit sur la voie ouverte par le fascisme et les transformations économiques, politiques et culturelles opérées par celui-ci. Un contexte international de crise économique a exigé de la grande bourgeoisie qu'elle change de stratégie et mette Juan Manuel Santos à la place de Álvaro Uribe Vélez pour résoudre les contradictions parmi les classes dominantes engendrées par ce dernier, en favorisant l'approfondissement du modèle économique néolibéral, la négociation de nouvelles conditions de domination néocoloniale avec le gouvernement démocrate des États-Unis, la recherche de nouvelles alliances internationales, en surmontant le relatif isolement politico-diplomatique de l'ère Uribe. C’est pourquoi les forces réactionnaires ont besoin de ré-institutionnaliser et de légaliser le “désordre” généré par Uribe. Pour de vastes secteurs de la grande bourgeoisie, Uribe n'est plus nécessaire puisqu'il s'est déjà acquitté de son triple rôle : contre-insurrection pour frapper le secteur révolutionnaire, principalement armé ; investissement impérialiste ; et cohésion sociale. Les objectifs évoluent maintenant avec Santos : prospérité démocratique, c'est-à-dire, une plus forte croissance économique à partir du secteur minier et énergétique ; maintien de l'orientation vers la défaite de l'insurrection ; et mise en œuvre de la cooptation des dirigeants et des mouvements populaires. Le tout, sans démonter les éléments de fascisation hérités des 30 dernières années.
La tâche du mouvement ouvrier, des travailleurs et du peuple colombien en général est de consolider les espaces d’articulation et d’unité pour lutter contre le fascisme et l’impérialisme au profit de la démocratie populaire.
Avec l’aimable participation de Nolasco Présiga correspondant du journal Voz Colombie et de l’Agence Bolivarienne de Presse en Belgique, Mayu Ruiz et l’équipe d’Intal Amérique latine.